Saga Jeutel

 

L’excellent site grospixels.com

Viens de publier et de mettre en ligne un article sur Mr TEL

Le Voici dans son intégralité :

voici la transcription complète d’un long entretien que nous avons pu avoir avec Pierre Tel. Derrière ce nom se cache rien de moins que l’homme à la tête de l’entreprise Jeutel, une marque que vous connaissez forcément si vous avez glissé quelques pièces dans une borne d’arcade durant les années 80. Retour sur toute une époque de l’arcade à la française, un pan de l’histoire vidéo-ludique trop rarement évoqué de nos jours.

Entretien avec M. Pierre TEL : Sebinjapan, Lyle, JPB.
Transcription de l’entretien : Sebinjapan.

 

1. Introduction

Lundi 22 février 2010, 17H15. Il fait froid à Ehlerange, dans la Zare où de nombreuses entreprises sont regroupées, tout comme dans les zones d’activité en France. Mais le panneau indiquant l’emplacement de chacune d’elles, à l’entrée, ne laisse aucun doute sur l’itinéraire à prendre pour accéder à Euro-Finatel. En descendant de voiture, quelques instants plus tard, je suis tout de même étonné par l’aspect extérieur du local : aucun élément vantant les jeux, ou quoi que ce soit s’y rapprochant. Comment deviner qu’ici travaille l’homme qui, des années plus tôt, a lancé la marque JEUTEL en France ?

Aujourd’hui à la tête de l’entreprise Luxembourgeoise Euro-Finatel, qui distribue et entretient encore de nombreuses machines mécaniques destinées au divertissement dans les cafés ou les centres commerciaux (billards, bornes internet, jeux de fléchettes, distributeurs de petits jouets…) et s’occupant d’un réseau d’agences immobilières franchisées « Laforêt », M. TEL a accepté de ménager un peu de temps dans son emploi du temps très chargé pour nous recevoir et discuter d’un métier qui l’a passionné et qui nous a passionné… et nous passionne encore. Nous avons alors rencontré un personnage formidable, aventurier, gentleman et businessman qui du haut de ses 67 ans garde une forme explosive qu’il doit sûrement à ses nombreuses activités, qu’elles soient professionnelles ou sportives (Pierre TEL est un ancien champion de course de côte, pilote d’avion, skieur et plongeur !).

Peu de temps avant 18H00, Sebinjapan et Lyle me rejoignent. Il est temps d’entrer : c’est l’heure de notre rendez-vous. Nous pénétrons dans un grand hall, dans lequel se trouvent des baby-foots, un billard, des distributeurs de bonbons dans des boules en plastique, et quelques bornes Internet. Ces objets d’exposition ne sont pas les seuls proposés par Euro-Finatel aujourd’hui, mais ils nous mettent tout de suite dans l’ambiance ; voilà un sacré contraste avec l’extérieur ! Le temps que M. TEL se libère, nous parlons de sujets centrés, bien entendu, sur les jeux d’arcade. Et puis, le voilà qui arrive, qui nous serre la main en souriant. Il nous invite à le suivre, à l’étage, et nous nous installons dans un grand bureau, autour d’une table. Sebinjapan et Lyle sortent leurs enregistreurs USB, je pose mon appareil photo, la magie peut commencer…

L’entretien débute alors que M. TEL nous présente un livre appelé « Du Tilt à l’extraball » de Arno Maneuvrier. On trouve dans ce dernier l’histoire des sociétés qui ont régné sur le divertissement électro-mécanique, et bien entendu Jeutel a droit à son chapitre. Dans sa grande gentillesse, et bien que ce soit son dernier exemplaire, M. TEL nous fera cadeau du livre afin qu’il nous aide dans notre travail journalistique. Alors qu’on feuillette l’ouvrage, nous discutons de ce que Jeutel évoque pour nous :

JPB : Les bornes Jeutel, c’est mon enfance. Quand j’avais 10 ans j’ai découvert les jeux de café et c’était (presque) toujours des bornes Jeutel.
SEB : D’ailleurs on disait toujours : « Je vais jouer au Jeutel » plutôt que d’
utiliser le nom du/des jeu(x).

Oui, on disait ça.

Avant Jeutel

Quand les jeux vidéo sont arrivés, moi j’ai sauté dessus !

SEB : Mais ça vous intéressait déjà à l’époque, les jeux ?

Non, c’est arrivé par hasard. J’avais déjà une grosse société de location de jeux dans des cafés. À ce moment-là des billards et des flippers principalement. J’avais déjà 2500 jeux répartis sur 44 départements (dans des cafés), et j’avais déjà 11 agences qui s’occupaient de ça.

SEB : C’étaient déjà des jeux Jeutel ?

Non, la marque Jeutel est née pour les jeux vidéo. Là, les jeux vidéo n’existaient pas. C’était avant le premier jeu de tennis, là, vous vous rappelez ? Avec les 2 points qui se baladaient sur l’écran. Ça a évolué depuis !

LYLE : Et comment vous en êtes arrivés à produire des flippers, des billards ? Et la fondation de Jeutel ?
SEB : Vos parents faisaient déjà un métier en rapport avec le divertissement ?

Comment je suis arrivé là-dedans ? Mmmm, est-ce que je le sais ? (rires). Mes parents n’étaient pas là-dedans. Mon père était fonctionnaire. C’est moi qui ai créé tout ça, de toutes pièces, et en partant de zéro, mais vraiment de zéro zéro !
Alors je ne me souviens plus comment ni pourquoi j’ai fait ça, mais au départ je me suis lancé dans les loteries publicitaires en 1969 (note de Seb : appelés aussi « jeux de pique-trou »). Avant ça, je faisais de la vente, je créais des équipes de vente qui faisaient du porte-à-porte. Moi je vendais des revues, des bouquins. Ma femme passait des annonces dans les cafés pour recruter des vendeurs et moi je les formais, je les amenais sur le terrain. Et puis comment on a fait le reste après ? J’ai du copier sur un ami qui faisait ces loteries publicitaires.

LYLE : Mais qu’est-ce que c’est les loteries publicitaires ?

C’est des panneaux qu’on accrochait au mur, dans les cafés, sur lesquels il y avait des choses à gagner : des transistors, des carabines à plomb… Et donc on vendait un nougat à un franc et ça vous donnait l’autorisation de percer une plaque, et de peut-être gagner un lot. Ça, ça marchait bien. Mais mon copain qui m’avait donné l’idée m’a dit : « Tu vas tuer la poule aux œufs d’or ». Lui en faisait une cinquantaine par mois, ça marchait bien, il avait déjà pu s’acheter une Porsche ! Moi je me suis dit : « Pourquoi en faire 50 quand on peut en faire 100 ? Et pourquoi en faire 100 quand on peut en faire 200 ? ». Mais, cette loterie c’était encore à la limite de la légalité. On avait détourné un jeu d’argent avec la vente des nougats. Mais ça restait un jeu d’argent (note de Seb : la législation française encadre très précisément les jeux d’argent contrairement à d’autres pays Européens). Et à force d’agrandir mon activité, je me suis retrouvé à Paris, alors qu’on m’avait dit de ne surtout pas y aller. Et en effet, c’est là qu’on a eu des ennuis.
On a dû arrêter. Il fallait trouver autre chose. Et on avait donc nos représentants. Et l’un m’avait dit : « Il y a quelque chose qui marche bien en ce moment, c’est le billard ». Moi j’ai dit : « Mouais, les billards, je connais pas trop, et ça doit être cher ». Mais mon représentant m’a dit qu’il faisait une étude dessus depuis 6 mois et que ça rapportait beaucoup d’argent. Il fallait que j’aille à Chalons sur Saône voir un certain René Pierre. Le lendemain j’y vais en voiture, je rencontre Monsieur René Pierre, et je lui explique que j’ai une clientèle de cafés, et qu’on voudrait modifier notre activité… sans préciser que c’était parce que la police m’était tombé dessus ! (rires). Et donc on voudrait acheter quelques billards. René Pierre m’a fait confiance et on est donc partis sur la pose de billards dans les cafés. J’avais acheté une dizaine de 404 break, on mettait 2 billards dedans et ils partaient tous les matins dans les cafés. À l’époque un billard coûtait 813 francs, dans les années 69, et dans le 1er mois chaque billard faisait 1500 francs de recette. Vous vous rendez compte ! J’ai investi et je me suis alors retrouvé avec 3000 billards en exploitation dans les cafés, dans 44 départements. Et puis ensuite un client nous disait : « Je veux ça ou ça » et on retirait un billard pour mettre un flipper par exemple, ou un baby-foot.
Les billards, ça a été cyclique : ça monte, ça retombe, ça remonte… Il y a eu des modes. Mais le flipper était toujours stable, toujours en progression. Jusqu’au jour ou ça s’est arrêté. Aujourd’hui on n’a pas de flipper en France.

LYLE : Les jeux électro-mécaniques, ces ancêtres des jeux d’arcade, est-ce que vous en avez eu en France ? Les jeux de voiture sans écran, à tapis-roulant par exemple ?

Oui, j’ai récupéré un jeu à tapis roulant, qui s’appelle « Le Rally », qui a été fabriqué par un français. Ça a eu un succès extraordinaire. Il y avait un volant de Simca, un tapis qui se déroulait. Ça, c’est dans années 60, c’est avant que j’arrive sur le marché.

LYLE : Mais Sega et Taito en fabriquaient encore à la fin des années 70.

Oui, il y avait le « Light Bomber » : un jeu avec des bateaux… Ça a marché, il y en a eu en France. Mais c’était des « gros jeux », je n’ai jamais été pour. Nous on avait calculé la taille d’un meuble de jeu vidéo, la formule c’est 242 divisé par 4, parce qu’un semi-remorque c’est 240 à l’intérieur et on mettait 4 meubles dans un semi-remorque : il ne restait pas un centimètre, il n’y avait pas besoin d’emballage !

 

 

 

Les débuts de Jeutel

LYLE : Et en quelle année vous avez découvert le jeu d’arcade ?

Quand ces jeux de tennis sont arrivés, on en a acheté à un fabriquant américain qui en vendait en France. Mais on y allait sur la pointe des pieds. Ce qui a vraiment lancé l’opération c’est Atari avec son « mur de briques ».

NOUS : Breakout !

C’est vraiment ce qui a lancé les jeux vidéo en France en 1974 (Note de Seb : en fait, 1976). Ensuite Space Invaders et Galaxian (et tous leurs dérivés). Donc j’avais besoin de jeux vidéo pour mes 2500 cafés. Et il y a quelqu’un qui avait pris en charge l’importation en France de jeux vidéo d’Atari et Midway (note de Seb : la société Socodimex). Je vais voir l’importateur, j’étais jeune, et je lui dis : « J’ai besoin de jeux pour mes 2500 clients, bon on pourrait partir sur 30 ou 40 jeux histoire de commencer ? ». Il m’a dit : « Ben petit, je te connais, je t’aime bien… Pour te faire plaisir, si tu me les payes tout de suite, dans 2 mois t’en auras… 2 ! » (rires). Il y avait beaucoup de demande et l’importateur ne pouvait commander que par séries de 20 ou 30…

SEB : Et ces bornes c’était toujours pour mettre dans des cafés ? Ou aussi dans des fêtes foraines ?

Non, uniquement dans des cafés, c’est là que ça a commencé. Donc j’ai fait mon chèque et j’ai commandé mes 2 bornes Breakout. Mais quand ils sont arrivés 2 mois après, ils ne sont jamais allés dans des cafés ! J’ai ouvert, j’ai découvert, j’ai regardé ce qu’il y avait dedans. Je ne suis pas électronicien, mais je me suis entouré de gens de bon conseil et j’ai demandé : « Qu’est-ce qu’il faudrait pour faire fabriquer ça ? ». On m’a expliqué et je me suis lancé là-dedans en entamant la production d’une série de 100 machines. Je suis parti sur 50 pour moi (pour louer à mes clients existants) et 50 pour revendre aux exploitants en espérant que ça allait me rapporter quelque chose. Mais dès le moment où on a su que je fabriquais ce jeu-là, j’ai reçu plein de commandes ! Je n’ai pas pu en mettre une seule chez mes clients : j’ai tout vendu aux exploitants ! Et ça a continué comme ça.

LYLE : Donc vous faites du flipper, ensuite le jeu vidéo arrive, vous vous lancez là-dedans, il y a quand même beaucoup à apprendre, n’est-ce pas ?

J’ai passé ma vie à apprendre ! (rires). Si j’avais appris à l’école tout ce que j’ai appris dans le courant de ma vie, ça m’aurait coûté moins cher et j’aurais gagné du temps ! Malheureusement, à l’école je voulais pas y aller, alors ! (rires).

LYLE : Mais comment est-ce qu’on apprend à produire des jeux vidéo, à les vendre ?

Holà, moi j’en sais rien… On s’entoure de gens compétents. Mais en voulant s’entourer de gens compétents qu’on ne connaît pas, on s’entoure de temps en temps de vraies brêles ! Le super ingénieur qui ne connaissait rien mais qui voulait tant de millions par mois (note de Seb : d’anciens francs, rassurez vous !), j’y ai eu droit. Ça ne fait rien, ça fait partie du jeu.

SEB : Vous rencontriez des gens dans les salons ? Vous débauchiez des gens chez les concurrents ?

Ah non, on venait me débaucher mes gens, mais moi je n’avais personne à débaucher : ça n’existait pas ! On m’a débauché des ingénieurs, des techniciens, des réparateurs de cartes… Moi j’ai fait les premiers salons dans les années 69-70, j’ai exposé mes produits tout de suite.

L’expansion de Jeutel

 

 

NOUS : Alors c’est Breakout qui a lancé Jeutel ?

L’avantage c’est qu’on (Jeutel) savait faire en une semaine ce que les américains faisaient en un mois. Ce n’est pas parce qu’on était plus forts, c’est parce qu’il n’y avait pas la distance. Il y avait des importateurs en France qui importaient les machines américaines. Elles venaient par bateau. Avant, un prototype arrivait par avion pour être testé. Moi j’achetais toujours un prototype. Et entre le moment ou ils avaient le retour de leurs prototypes, et où ils lançaient une série de 500 machines, moi j’avais déjà vu que le prototype marchait bien, j’avais déjà lancé ma série. On les battait sur la rapidité. On fabriquait tout nous même, sauf la menuiserie qu’on faisait faire en Italie. J’avais des camions qui faisaient l’aller-retour sur l’Italie, tout le temps, avec les caisses de meubles.
Et puis tout est allé très vite. Au départ, on avait un grand dépôt de 50 m2. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec 50 m2 ? (rires). Deux mois plus tard on avait 500 m2. Moi, je prenais déjà les commandes et il fallait se débrouiller pour suivre : il fallait qu’on puisse livrer avant nos concurrents. Donc dans notre première usine de Nemours on est passés à 500 m2, puis 800 m2, puis 3000 m2… ensuite on a ouvert notre 2ème usine, la 3ème et la 4ème !

LYLE : Et Jeutel, c’était pas uniquement la France ?

Oui, on a exporté. Mais on avait tellement de travail en France qu’il était difficile de courir ailleurs. On a eu des demandes sur l’Allemagne qu’on n’a pas faites à cause de la langue, des demandes en Angleterre qu’on n’a pas faites non plus à cause de la distance. On avait surtout des clients en Suisse, en Belgique… En France, j’ai ouvert des agences régionales pour gagner du temps : j’ai créé 17 agences régionales. À Paris, à Lille, Bordeaux, Dijon, à Metz… Tous les points stratégiques.

 

 

JPB : Et le point névralgique de Jeutel était où ?

À Nemours. Moi, je viens de Nemours. On bossait comme des fous. Quand on a ouvert la 2ème usine juste pour les circuits imprimés (les PCB), on lançait une série à 6 heures le soir et elle était montée le lendemain à 6 heures. En 24 heures quoi. Il n’y a personne qui pouvait faire ça à l’époque, on était les seuls à faire ça. Les gens disaient que j’étais fou… Ils avaient raison ! (rires). Ça coûtait plus d’argent de travailler comme ça mais il y avait une telle demande… Les acheteurs étaient disposés à payer plus cher pour obtenir un produit plus rapidement. On avait acheté une machine aux États Unis pour les circuits imprimés, qui faisait 75 000 trous à l’heure : je cherchais du matériel performant pour arriver à faire les choses toujours plus vite. Dès qu’un nouveau modèle sortait il fallait qu’on le propose en grande quantité et le plus vite possible.
On bossait vraiment comme des malades. On chargeait les camions le dimanche matin après une nuit de boulot… Je ne sais pas quelle est votre position par rapport aux syndicats, mais moi je n’en ai jamais eu. J’ai eu quatre comités d’entreprise, et ces comités d’entreprise sont chaque année obligés d’élire quelqu’un… C’était toujours moi qui étais élu ! Mais ma porte était toujours ouverte à tous mes employés, je discutais avec tout le monde, et quand une brebis galeuse entrait dans l’entreprise, c’est les gens qui me prévenaient de faire attention. Je n’ai jamais eu ne serait-ce qu’une heure de grève ! Je n’ai jamais eu un Prud’homme. C’était un plaisir pour moi de discuter avec tout le monde.

SEB : Est-ce que c’était le fait de travailler dans le jeu, dans le divertissement, qui faisait que les gens se plaignaient pas ?

Je ne sais pas… Si j’avais fabriqué des cercueils, ça ne se serait peut-être pas passé comme ça ! (rires).

LYLE : Jeutel est une entreprise familiale ?

Oui. Je suis toujours resté à la tête. J’aurais pu m’associer et gagner encore plus, mais j’avais déjà tant à faire. Vous savez, j’étais un peu partout à la fois. Et puis on était flexible, on fabriquait nos jeux en 24 heures. Si on avait été plus gros, on aurait été plus lents, on aurait été comme les américains. Ahh les américains, s’ils avaient pu me voir six pieds sous terre ! (rires).

LYLE : Qui étaient vos concurrents ?

En France, il y avait René Pierre qui fabriquait aussi des jeux vidéo, et on a eu les frères Stambouli.

JPB : Oui, Karateco !!

C’est ça, Karateco. On était les 3 balèzes. Après il y en a eu d’autres qui bricolaient dans leur garage…

JPB : Je me souviens que j’ai quand même passé 4 ans, de 1980 à 1984, à faire TOUS les cafés de Clermont-Ferrand pour jouer à tous les jeux, et quasiment toutes les bornes c’étaient des Jeutel.

Oui, on contrôlait la moitié du marché. Bon, sur les 2500 exploitants de France, il y en avait qui n’étaient pas pour moi. Parce qu’on a fait de la location avant, de l’exploitation, donc on était concurrents. Et pour rentrer dans les cafés il fallait pousser un peu les autres. Alors quand vous avez poussé un exploitant et que deux ans après vous venez le voir en lui disant : « Tu voudrais pas acheter un jeu que j’ai fabriqué ? », il vous dit non !
On a eu du mal à prendre certaines régions de France mais on les a toutes reprises. Et qu’ils le veuillent ou pas, chaque exploitant avait forcément un Jeutel dans son exploitation. Le marché se développait, il y avait un besoin de plus en plus grand. Les cafés faisaient une petite salle de jeu derrière ou sur le côté. Bien souvent il y avait 5 ou 6 jeux dans un café.

LYLE : Les salles de jeu ont commencé quand ?

Ces salles sont nées avec les jeux vidéo, il n’y en avait pas avant.

SEB : Vos clients étaient donc d’abord les cafés. Mais ensuite, vous avez eu par exemple les gens du voyage. Comment est-ce que ça se passait avec eux ?

On avait nos 17 agences de proximité. Donc en cas de problème, quelqu’un de l’agence pouvait aller sur la fête foraine réparer une machine ou réclamer les sous ! Les forains gagnaient énormément d’argent avec les bornes. C’était une bonne clientèle pour nous. Mais, de temps en temps, j’ai dû moi-même aller chercher l’argent ! Ils payaient toujours, mais il fallait réclamer de temps en temps. Les forains étaient des gens super, très organisés, capables de faire des trucs incroyables. Moi je suis connu de tous les forains !

LYLE : Comment se répartissaient les ventes entre les cafés, les fêtes foraines, les salles de jeu sédentaires ?

Ce sont trois activités différentes. Nous, on travaillait toute l’année avec un chiffre d’affaires équivalent. En octobre – novembre – décembre, on avait notre clientèle traditionnelle (les cafés) qui renouvelait son parc. En décembre – janvier – février, c’était la montagne : on travaillait beaucoup avec les stations de ski. En mars – avril, les fêtes foraines allaient commencer : on vendait aux forains. Mai – juin : on travaillait avec les salles de jeu en bord de mer qui s’équipaient en vue des vacances. Juillet – août, c’était les vacances, et on recommençait. Mon banquier était content parce qu’on avait un chiffre d’affaires tout le temps stable. À un moment on faisait 150 millions de chiffre d’affaires, c’était pas mal ! Pour une PME, c’était beau ! Mais moi je m’en foutais, j’étais tout le temps la tête dans le développement, pour aller toujours plus vite. J’adorais l’industrie, ça me manque aujourd’hui.

 

 

 

 

SEB : Vous avez une liste, une base de donnée de toutes les machines produites par Jeutel ?

Ohhh, j’avais des classeurs, plein de photos… Et puis j’ai tout foutu en l’air !

TOUS : Arghhh !!!
LYLE : Moi, je me souviens que dans les années 80, je devais me cacher pour rentrer dans certaines salles, ça avait quand même mauvaise réputation les salles de jeu vidéo. C’était pas toujours bien fréquenté.

Ça dépendait des salles. Ça dépendait de qui les tenait. Et puis il y a trois métiers qui sont mal vus : les jeux, les voitures, et l’immobilier, et moi je travaille dans les trois ! (rires). On dit que les marchands de voitures sont des magouilleurs qui trafiquent les compteurs, l’immobilier c’est des voleurs qui s’en mettent plein les poches, et puis les jeux… Bon, les jeux, ils étaient aussi dans les cafés, donc forcément il y a la clientèle des cafés, on y sert de l’alcool… Mais les salles de jeu, moi j’en ai connu qui étaient tenues très « clean ». Les enfants pouvaient jouer…

JPB : J’ai connu les extrêmes : les salles sombres, étroites et enfumées et celles lumineuses, espacées et propres…
SEB : Comment vous saviez quel jeu marchait ?

C’est l’utilisateur qui dictait la tendance. On avait des salles de jeu, par exemple à Paris, qui étaient des centres de test. On suivait vraiment régulièrement la caisse de chaque jeu, chaque soir et chaque semaine. Et on savait ce qui allait marcher.

LYLE : Vous avez des souvenirs de jeux qui n’ont pas marché ?

J’ai des souvenirs de jeux… Je n’en ai pas vendu un seul. Je me souviens des cassettes Neo Geo qui ne partaient pas. Il y a 15 jours ou 3 semaines j’ai vendu 2000 cassettes Neo Geo, la majorité dans leur carton d’emballage. Je les ai vendues même pas 5 euros… je les avais payées 400 euros pièce à l’époque. Mais ça m’est resté sur les bras, qu’est-ce que je pouvais faire ?

LYLE : Et vous avez le souvenir de gros succès immédiats ?

Breakout, Pacman, Galaxian, Space Invaders… Et d’autres, je ne me rappelle plus des noms…

SEB : Comment ça s’est passé avec les banques ? Pour obtenir l’argent afin de vous lancer dans vos projets ?

Au début j’étais jeune, donc c’était difficile. Pensez donc : vous lancer dans le jeu vidéo ! Mais le respect de la parole, c’est quelque chose qui paie. Et j’ai toujours été très bien conseillé. Il y avait une société de conseils, de gestion qui s’appelle la CEGOS et qui existe toujours à Paris. Et puis j’avais un ingénieur-financier. Ça me coûtait 1500 euros par jour pour ce gars-là, mais je ne l’ai pas regretté, il m’a beaucoup aidé, j’ai beaucoup appris. Et après j’allais rencontrer les banques, toujours décontracté en donnant l’impression de pas avoir besoin de l’argent. Mais je peux vous dire que j’en avais besoin ! Et puis je faisais toujours ma gestion, je savais toujours où j’en étais.

SEB : Oui, on se souvient par exemple d’Atari qui était tenu par une bande de hippies et malgré leur succès leur gestion était désastreuse. Ils ont fini par être rachetés par Warner. Mais vous, vous n’avez jamais été racheté par un grand groupe.

Je n’ai jamais voulu. J’ai eu plein d’offres… Et suivant celles que j’aurais pu accepter, je serais aujourd’hui multimilliardaire… ou à la rue ! (rires). Alors je pense qu’il vaut mieux finir entre les deux ! (rires). Mais à l’époque où ça marchait bien, j’ai eu des ponts d’or. On aurait pu rentrer dans des groupes énormes. Mais je n’avais pas la mentalité, et pas forcément la capacité, j’étais un peu complexé. Complexé par les ingénieurs des grandes écoles, je n’étais pas du même milieu. Mais bon, j’ai fait mon petit chemin. Et être racheté c’était être contrôlé, et moi avec mon caractère, ç’aurait été difficile !

 

 

 

 

 

 

Jeutel : parlons matos !

J’ai un peu honte quand je vois comment on fabriquait les jeux au début. On faisait de l’artisanal !

SEB : Comment est-ce que vous assuriez la maintenance ?

On a toujours vendu à des gens qui avaient un service technique. On formait les dépanneurs. Les gens venaient nous voir et on leur expliquait comment réparer. On n’avait pas le temps de le faire nous mêmes, on était trop occupés avec la production. Mais bon, ils nous envoyaient quand même beaucoup pour dépanner, donc on dépannait et on renvoyait. Mais un jeu, ça marchait ou ça marchait pas. Quand ça marchait, il y avait pas beaucoup de problèmes quand même.

SEB : Je suis sûr que vous aviez moins de retours que ce qu’on voit avec les technologies de maintenant, les écrans plasma, tout ça…

Oui maintenant, c’est dû à l’incompétence et à l’incapacité des techniciens, et puis il y a la politique de consommation aussi. Maintenant, on ne répare plus : on jette. Mais avant, il y avait une vingtaine d’ateliers de maintenance en France pour toutes les cartes électroniques. Maintenant ça n’existe plus. Enfin, le dernier qui existe encore, c’est à coté d’Auxerre et c’est tenu par un jeune que j’ai embauché à l’époque de Nemours. Il est arrivé avec plein de diplômes mais il ne savait pas remplacer une serrure, il ne savait rien faire ! (rires). Aujourd’hui c’est un mec extraordinaire dans ce domaine-là. Je peux vous donner ses coordonnées, c’est un des seuls qui peut encore vous dépanner une carte qui a 20 ou 30 ans !
Pour les cartes électroniques, les circuits imprimés, on a commencé par le simple face tout simple. Après on a eu le double face, trous métallisés. Les machines à insérer, ça n’existait pas. J’avais un atelier avec 50 filles qui mettaient des composants toute la journée : les cartes passaient sur un petit chariot roulant et chaque fille mettait ses 3 composants, quand ça arrivait au bout on les prenait, on les mettait à la vague, la vague les soulevait, et quand vous les sortiez et que vous les branchiez… Y’en avait une sur 10 qui marchait ! Vous aviez les testeurs qui étaient là.

LYLE : C’était avant le microprocesseur ?

Même après. Mais on a commencé bien avant le microprocesseur qui est arrivé dans les années 80. Avant il n’y avait pas de mémoire, c’était tout de la TTL. Formidable ! Comme la carte de Breakout.

LYLE : C’est pour ça qu’on ne peut plus y jouer aujourd’hui… Ce n’est pas émulé. C’est de l’arcade définitivement perdue malheureusement. C’était… Enfin moi je n’y connais rien en électronique…

Moi non plus je n’y connais rien ! (rires). J’ai suivi l’évolution. Je me souviens, quand la 1ère mémoire est arrivée, c’était la 27 08. Vous vous rendez compte ? Aujourd’hui c’est la « vingt-sept-combien-de-millions » ?

LYLE : D’après Atari, la technologie TTL posait beaucoup de problèmes…

Oui, il y avait différentes qualités de composants. Il fallait les faire vieillir dans des machines où on les faisait monter en température, à 90 degrés, puis descendre à moins 10, ça faisait des cycles. Et donc des composants mouraient, et ceux qui avaient résisté étaient les meilleurs, alors on les mettait. Mais, euh, attendez, on n’avait pas le temps de faire mourir tout le monde ! (rires). Donc au début on les mettait tous… et puis ça tombait en panne ! Alors les gens (à qui on avait vendu) y allaient au fer à souder pour dé-souder les composants. Aujourd’hui on ne peut plus faire ça ! Mais à l’époque on faisait ça avec un fer à souder gros comme mon doigt. Entre 2 pistes, il y avait 3-4 millimètres.

LYLE : Et la technologie TTL était très coûteuse en plus de ne pas être très fiable.

Oui, et le prix des composants faisait le yo-yo dans les années 70. On manquait de composants, ou de mémoires, les prix passaient du simple au triple.
Je vais vous raconter mon premier voyage en Concorde, aujourd’hui je ne pourrais pas le faire… C’était, je crois, à l’époque du Defender : il nous manquait une RAM pour terminer toute la série. Alors je suis allé à New-York en Concorde, j’ai pris l’aller-retour en 24 heures, et je suis revenu avec tous les composants planqués dans les chaussettes ! Ça m’a piqué ! (rires). Mais c’est bon, y’avait pas de portique à l’époque ! Je devais les cacher à cause de la valeur. On n’avait droit qu’à 200 euros par personne je crois. Les billets (dollars) étaient aussi cachés dans les chaussettes à l’aller ! Je descendais donc du Concorde à New-York, sans valise, sans rien, et j’avais 4 heures avant de rentrer. Mais ça s’est bien passé. On a pu sortir notre série de 50-60 jeux et le prix du voyage était largement amorti.
Il fallait aller vite, moi j’allais toujours très vite. Pour visiter mes agences, je ne me déplaçais qu’en avion ! J’avais mon jet. Ce ne serait plus possible aujourd’hui. Avec mon avion j’allais directement en Espagne ou en Italie chercher des composants. Il fallait toujours aller vite.

 

SEB : À propos des cartes : à un moment tout le monde faisait ses cartes dans son coin puis les constructeurs se sont mis d’accord pour créer le standard JAMMA. Quel a été le rôle de Jeutel là-dedans ?

Ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Le premier qui s’est dit qu’il fallait faire un standard, c’est Jeutel. Et Jeutel a fait un standard. Mais avec l’évolution, les fabricants ont hésité longtemps à choisir un standard. C’est JAMMA qui a pris le dessus car soutenu par les pays américains (note de Seb : et japonais surtout puisqu’ils en sont à l’origine). Et JAMMA est basé à 80% sur le standard Jeutel. C’est une copie de Jeutel, c’est la même idée. Il y avait donc deux adaptateurs, Jeutel et JAMMA, et ensuite tous les fabricants ont sorti les cartes avec du JAMMA. Moi au début je suis resté avec le standard Jeutel, je me suis dit : « Je m’en fous, je fais du Jeutel », jusqu’au jour où on a fabriqué les cartes avec du JAMMA directement. Mais avant ça on vendait des Jeutel. Beaucoup de monde avait du Jeutel, et on vendait des adaptateurs (JAMMA-Jeutel), on gagnait bien notre vie ! On gagnait sur les adaptateurs presque autant que sur une carte ! (rires).

LYLE : Est-ce que votre expérience du flipper vous a aidé pour développer les jeux d’arcade ? Parce que c’est des engins qui sont brutalisés, qui tournent 8 heures par jour, ça doit être fiable.

Oui, ça c’est le petit truc qu’on a : il faut que les gens ne puissent pas mettre les doigts, ne puissent pas prendre l’argent et que ça ne tombe pas en panne. Là, parmi les actuels fabricants, j’ai un petit jeune, enfin un gars qui est dans la location depuis 20-30 ans, il est passionné d’informatique et il a développé une borne d’accès internet (note de Seb : voir la partie « Jeutel Maintenant »). Une fois qu’elle était au point, il m’a demandé de venir la voir en pensant qu’elle était parfaite. Quand j’y suis allé… j’ai tout démoli ! En 2 minutes ! Lui, il ne comprenait pas.

SEB : Forcément, vous aviez l’habitude des jeux dans lesquels on file des baffes !

Oui, et puis j’allume et j’éteins 50 fois et ça met un crédit dans son truc. Il me dit : « Mais les gens ne vont jamais allumer et éteindre la machine 50 fois ! ». Mais si ! Ils vont le faire mille fois si ça leur donne un crédit ! On a beaucoup appris avec les gamins à la sortie de l’école : c’était nos meilleurs testeurs, nos meilleurs techniciens !

 

 

 

 

 

LYLE : Il y avait des techniques à l’époque…
SEB : Moi je connais la technique de l’allume-gaz…
JPB : Euh… Moi aussi…

Oui, la technique de l’allume-gaz ! Quand on a appris la technique de l’allume-gaz à l’époque, on avait des milliers de machines en exploitation. Il fallait tout de suite qu’on trouve un moyen de les empêcher de faire ça ! (NdJPB : cette technique consistait à démonter l’embout aluminium de l’allume-gaz, pour pouvoir placer les deux contacteurs de l’appareil soit contre une des vis de la manette, soit directement contre la trappe d’insertion des pièces. En actionnant le bouton, l’arc électrique généré entre les deux contacteurs touchait la borne, et cela octroyait une ou plusieurs parties gratuites. Il fallait être discret bien entendu…) On pourrait écrire un livre sur l’allume-gaz. Toutes mes agences m’en récoltaient, il fallait voir les allume-gaz bricolés qu’on trouvait… Ceux avec les grandes mèches, ceux où on se prenait un coup de jus en les utilisant ! (rires). Alors on a mis le détecteur « anti allume-gaz ». On a mis les grosses sirènes rouges, j’en ai vendu des milliers !

JPB : Oh oui, ça j’ai connu… J’y ai eu droit, et après j’ai arrêté les allume-gaz !! Je n’ai jamais couru aussi vite de ma vie ! (rires).

On s’adaptait très vite !

SEB : Est-ce que c’était embêtant de fabriquer les contrôles spécifiques aux jeux de voitures ?

Ah oui, ça m’emmerdait ! (rires). On faisait fabriquer des bandeaux standard, par centaines et par centaines, avec 1 manette… Et encore la manette des fois elle était à 8 positions, des fois à 4 positions – on rajoutait une rondelle – ou à 2 positions… Et puis ensuite les volants ! Mais on s’adaptait.

LYLE : Pourtant les jeux de voiture existaient dès le début de l’arcade, dans des bornes dédiées…Oui, mais nous c’est sur les bornes JEUTEL qu’on devait mettre un volant, des pédales… Bon, c’était un kit qui servait sur plusieurs jeux de voiture, qu’on personnalisait. Atari par contre vendait rarement des kits pour leurs jeux : ils vendaient uniquement les bornes complètes. Alors nous, ce n’était pas aussi joli d’intégrer le kit dans les bornes Jeutel, mais il y avait de la demande et ça faisait de l’argent.

LYLE : Et est-ce que vous vous souvenez pourquoi les bornes Jeutel avaient un joystick en forme de poire alors que les bornes japonaises ont une tige surmontée d’une boule ?

J’ai toujours eu toutes les manettes qui ont existé en prototype. Mais ensuite on a choisi un standard, et on a essayé de ne plus changer. C’est comme les boutons. Au début j’avais mal choisi d’ailleurs, et les boutons n’allaient pas du tout. Dans je-ne-sais-plus-quel-jeu où il fallait tirer sans arrêt, les boutons rendaient l’âme. Je me plaignais au type qui m’avait vendu ça : « Vos boutons, c’est de la merde ! ». Et le type me disait : « Mais attendez Monsieur Tel, ces boutons on en a vendu des millions pour le métro de Lyon ! ». Ah ben, pour le métro de Lyon ça allait, mais pour mes jeux ça n’allait pas ! (rires). Le type ne comprenait pas. Alors finalement les boutons Jeutel c’étaient 2 malheureuses lamelles, des contacts à lamelles, mais avec le grain d’or quand même. Au début on avait le grain d’argent, qu’il fallait limer, et ensuite le grain d’or. Et quand on a eu le Breakout, avec sa petite molette, on avait le potentiomètre à l’intérieur, il fallait bien choisir ! On a eu des centaines de potentiomètres, il n’y en a qu’un qui marchait ! C’était 50 francs, 10 euros, un potentiomètre, c’était cher.
On a eu des difficultés quand même… Avec les chaînes, les pièces détachées…

LYLE : Oui, je comprends très bien que mettre en place une chaîne de montage qui allait servir pour une seule série de jeux, ça devait être difficile. Ça ne devait pas être très flexible à l’époque ?

Ma plus grande crainte c’était qu’un grand industriel avec beaucoup de moyens se lance là-dedans, dans la fabrication. Nous on improvisait. On travaillait sans programmation, du jour au lendemain on changeait de modèle. On faisait les deux huit, c’était de l’artisanat amélioré ! Si, on était très très flexibles.

Le software / l’affaire Defender

SEB : En ce qui concerne le jeu lui même, comment se passait le développement d’un jeu avant sa commercialisation ?

Il faut déjà savoir qu’au début/milieu des années 70, le copyright n’existait pas (pour les jeux). Alors on achetait et on copiait en toute légalité. Tout le monde le faisait. On avait aussi un bureau d’études avec 7 ingénieurs et on a essayé de créer quelque chose… mais on n’a jamais réussi à créer vraiment un jeu vidéo. On a créé des flippers en revanche : 7 modèles, on est les seuls français à avoir fait ça.

SEB : Vous n’avez pas créé de jeu vidéo, mais vous en avez modifié des existants. Pourquoi avez vous fait ça ?

Oui, on faisait de la modification.

JPB : Il y a ce clone de Defender où vous avez changé des bruitages et des sprites, ajouté une cocarde bleu-blanc-rouge au vaisseau.

Oui en effet, je ne me souvenais plus de tout ça ! Là j’ai eu un procès avec Williams, que j’aurais dû gagner… mais que je n’ai pas perdu quand même parce qu’on s’est bien débrouillés en appel ! En fait, j’avais recopié une erreur (du code) qu’ils avaient faite. Ils faisaient « 3*5 = 5000 », et moi aussi je faisais « 3*5 = 5000 ». On avait modifié tout ce qu’on devait modifier pour éviter les ennuis mais il restait ça.

SEB : Comment ça ? Vous pouviez recopier le concept du jeu mais pas reprendre le code existant ?

On ne pouvait plus faire de copie servile. Au début c’était autorisé, mais ensuite on devait faire de la copie qui n’était plus servile. On est rentrés dans le rang ! Car il y avait la propriété intellectuelle, le copyright. On achetait les programmes (licences) et c’était terminé.

 

 

 

SEB : Donc c’est au moment de Defender que vous avez commencé les modifications ?

Je pense qu’on faisait déjà des modifications à partir de 78/79. Mais ça fait un moment, je ne me souviens plus très bien. En tout cas pour Defender, on avait pris un gros risque, on n’a pas été raisonnables. On a eu un tel succès en France avec ce jeu qu’on a voulu accrocher l’Angleterre. Il y avait un grand salon mondial là-bas appelé l’ENADA ou l’ENOA (note de Seb : l’ATEI ?), on a été y exposer notre copie de Defender, Mirage, en Angleterre.

LYLE : Oui, Mirage ! C’est de là que cette interview vient en fait, d’un « confrère » qui avait posté à propos de Mirage sur notre forum, en déplorant qu’on ne puisse pas trouver plus d’infos. Et d’où vient le nom Mirage ? On s’est même demandé s’il n’y avait pas eu un partenariat avec Dassault !

Non, en fait on avait nos 7 ingénieurs qui se chargeaient de modifier les jeux, et chacun mettait son petit grain, et était content de mettre des petites choses comme ça.
Et donc, en Angleterre, on exposait nos appareils à l’entrée, alors que Williams exposait aussi ! Et là, je savais qu’il allait se passer quelque chose. On forçait trop les choses. Alors j’avais fait un truc : les jeux (bornes) étaient posés sur la moquette, mais la carte électronique (la PCB), je l’avais mise derrière, entre 2 porte-documents, avec un fil qui descendait sous la borne et qui allait sous la moquette où il y avait un connecteur « Molex ». On pouvait tirer dessus et le fil se décrochait tout seul. Et… quand l’huissier est arrivé pour saisir notre matériel… (rires). Ils sont arrivés avec les diables, ils ont embarqué les jeux, mais pas les cartes. Et puis ils n’avaient pas les clés pour les ouvrir ! Ils n’avaient pas les pièces à conviction ! Là, on est passés devant les juges. Ils m’ont convoqué au tribunal en grande pompe, ils font ça bien en Angleterre ! (rires). Mon avocat y est allé, moi il valait mieux pas que j’y aille ! (rires). Ils ont fait ouvrir l’appareil, il était vide, c’était un scandale ! Ils ont dit que j’avais fait une injure à la cour !

SEB : C’était l’époque héroïque !

Mais je ne suis pas un voyou, je vous assure. Tout le monde faisait ça. On n’avait pas l’impression de commettre un gros délit. On ne pourrait plus faire ça aujourd’hui bien sûr.

JPB : Oui, et quand on regarde l’histoire des jeux d’arcade à succès, par exemple avec Mame, on voit des tas de clones listés puis, au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, de moins en moins.
LYLE : Atari qui étaient les plus créatifs au début des années 80 savaient qu’ils allaient être copiés, et faisaient en sorte d’être les plus innovateurs possible pour rester les premiers.

Aujourd’hui c’est la prison direct pour la copie ! Mais à l’époque… Je pense que les gens n’ont pas pris les précautions (judiciaires) qu’il fallait, n’ont pas eu le temps d’en prendre, ne savaient pas en prendre… pour ne pas être copiés. Il n’y avait pas de copyright alors. Et bon, même après, quand le copyright est apparu, j’ai eu un procès pour une violation de copyright, je ne sais plus pour quel titre c’était. J’ai eu un procès en appel et le procureur a voulu faire un exemple avec une peine lourde… J’ai eu 50 000 francs d’amende… pour moi c’était 100 balles, c’était rien ! Mais après on ne l’a plus fait, on a acheté les licences.

Les licences, les voyages de Monsieur TEL

LYLE : Et vous pouvez nous parler des licences ?

Au début, on a eu beaucoup de mal à avoir des licences. On en a eu de Sega, de Nintendo… On a eu aussi des licences à condition de pouvoir modifier.

LYLE : Oui, je vois dans votre livre un de mes jeux cultes : Chase HQ de Taito mais avec Jeutel inscrit à l’écran. Ça, c’est une licence que vous avez eu de Taito ?

Je n’ai plus trop dans la tête tout ce qu’on a eu, ça allait tellement vite. En plus Taito on les a eu en amis, puis en ennemis, puis encore en amis…

SEB : Oui parce que Taito produisait des machines (meubles) d’arcade également. Et par exemple, les gens de Taito, vous les rencontriez directement ? Il y avait des intermédiaires ?

Non, pas d’intermédiaire, j’y allais moi même. Ah ça, je me suis promené à l’époque : au Japon, aux États Unis, en Corée… On était connus pour ça et les gens savaient qu’on pouvait produire beaucoup de titres différents. On produisait 1500 titres par mois. Il faut savoir qu’on fabriquait les bornes mais on vendait également les cartes (PCB) en kits.

LYLE : Et comment se passait la négociation avec toutes ces sociétés de jeu ? Avec les gros développeurs d’arcade des années 80 ?

Des gros développeurs ? Il n’y en avait pas. Ils n’étaient pas plus gros que moi ! Même Sega à l’époque, c’était pas énorme. C’était peut-être 100 personnes ? Nous, à l’époque, on faisait déjà travailler 200 personnes. Moi je tapais à toutes les portes, partout dans le monde. Dès qu’il y avait une opportunité, j’y allais. Je ne me rappelle plus maintenant du nom des directeurs, des responsables de ces sociétés mais j’ai côtoyé de sacrés balèzes ! Tout allait très vite, les gens de ce métier étaient tous abordables.

LYLE : Il n’y avait donc pas de rapports de force dans les négociations ?

Ah, ils m’obligeaient quand même à faire des quantités. Mais ce n’était pas dur pour moi d’acheter 1000 titres. Par contre, quand on achetait des licences au Japon pour des grosses sommes, il valait mieux ne pas se tromper… Mais des conneries on était obligés d’en faire. On ne pouvait pas tester les jeux. Si on perdait du temps à essayer des prototypes, un autre nous volait le contrat. Il fallait agir rapidement.

SEB : Vous avez rencontré les gens de Namco pour Pacman ? Vous aviez une licence ?

Oh oui, on avait une petite licence… On en a produit 10 fois plus que ce que la licence autorisait ! (rires). On en a produit des milliers, des dizaines de milliers de cartes Pacman et Miss Pacman. C’était normal de faire ça. Aujourd’hui ce n’est plus possible, on voit les choses autrement.

SEB : Ça vous plaisait d’aller faire vous même tous ces voyages d’affaires aux États Unis, au Japon ? Vous aviez des interprètes avec vous ?

Oui, bien sûr. Mais j’ai aussi appris l’anglais sur la route. Des journées d’immersion j’en faisais tous les ans dans ma vie ! Et les interprètes c’est pas mal dans les négociations, ça vous permet de réfléchir et de préparer. Après il faut se mettre en valeur, se faire plus beau qu’on ne l’est dans la réalité, ce que j’ai toujours fait !

LYLE : Et ça ne vous faisait pas peur d’aller négocier dans des pays exotiques comme le Japon avec une culture très différente ?

Non, je n’avais pas peur ! J’allais partout, au Japon, en Thaïlande, en Corée. Dans mon métier en tout cas, les méthodes de négociations étaient les mêmes. On connaissait les produits, mes adversaires me connaissaient, au moins de réputation, ils savaient ce qu’on faisait… Ça n’a jamais été très difficile. Même avec les plus gros. Je me souviens de Sega : on a été distributeurs officiels de Sega pour la France ensuite, ils nous connaissaient d’avant, ça s’est passé sans problème. Je ne me souviens plus des noms, mais je suis allé rencontrer le président de Sega, directement à la tête de l’entreprise.

SEB : En Thaïlande ou en Corée, vous rencontriez quel genre de personnes ? Des fabricants de PCB ?

Des fabricants d’accessoires et de PCB, surtout de PCB.

SEB : On n’a pas vraiment le souvenir de jeux fabriqués par les Coréens ou les Thaïlandais. Est-ce que c’était de la contrefaçon ?

Ce n’était pas de la contrefaçon au début puisque c’était autorisé ! Après c’était la licence qu’ils revendaient. C’étaient les licences pas respectées surtout. Avec une licence pour 2 000 jeux, ils en fabriquaient 10 000 ! Et toujours avec un certificat d’authenticité plus vrai que vrai ! (rires).

8. Le déclin des jeux vidéo, l’aventure des jeux d’argent

LYLE : D’un point de vue joueur, je considère que l’importance du support arcade a commencé à décliner il y a 20 ans de ça.

Il y a 20 ans ? En 90 ? Eh bien, j’ai fermé ma première usine en 93. J’ai vu le marché ralentir dès 85. Après 93 on a continué à faire produire ou sous-traiter nos produits, mais le jeu vidéo ne faisait plus recette. Il faut dire aussi que les « gros jeux » sont arrivés : Sega avec ses voitures, ses motos, ses avions…

 

SEB : Jeutel ne s’est jamais lancé dans les « gros jeux » ?

Non, c’est un métier trop dangereux. Faire acheter des jeux qui valaient à l’époque 15 000 ou 20 000 euros à des clients en sachant très bien qu’ils n’allaient pas les amortir, ça ne peut durer qu’un temps. Ramasser l’argent tout de suite, c’est beau, mais ce n’est pas ma mentalité. Je faisais en sorte que les gens gagnent de l’argent et c’est comme ça que je fidélisais mes clients. C’est pour ça que dans mes clients, j’ai eu les grand-parents, les parents et, de temps en temps, les enfants encore maintenant. C’est magnifique ! On ne travaille pas à l’américaine.

JPB : Il y a un site, en anglais, qui permet de retrouver les « flyers », et j’ai retrouvé les flyers de Karateco. Mais rien sur Jeutel.

Oh, je ne sais plus ce qu’on avait. Et vous savez, quand j’ai vendu la dernière usine, on a fait 10 semi-remorques de 100m3 remplis de matériel et de documents pilés ! On a vidé comme ça une usine qui faisait 2200 m2. On a pilé des jeux neufs, des bouquins…

SEB : Arrêtez, ça me fait trop mal au cœur !

Oui, aujourd’hui vous dites ça. Mais quand j’ai fermé cette usine en 93, j’ai dit à mes clients, à 100 ou 200 personnes : « Venez, servez vous ». Il y en a 10 qui sont venus. Ça ne les intéressait même pas ! Ça n’intéressait plus personne. Mais maintenant…

LYLE : C’est devenu des objets de collection.

Mais bon, quand on vendait une usine, il fallait tout débarrasser, on payait pour débarrasser.

LYLE : Et est-ce que vous n’avez jamais voulu vous lancer dans les jeux d’argent ?

Oh que si ! J’attendais que la loi change pour pouvoir en faire. En fait, le déclin du jeu vidéo s’est aussi fait à cause des jeux d’argent. Les jeux d’argent ont toujours été interdits en France (en dehors des casinos). Mais il y a des jeux qui étaient un peu à la limite dans les cafés, un peu tolérés, c’était fait par des marginaux, mais bon… Et un jour Fabius est arrivé au pouvoir. La France avait besoin de sous et il a mis en place des taxes sur les jeux. Des petites taxes sur les jeux pour enfants, 500 francs par jeu, et puis 1500 francs pour les flippers. Et il y avait donc ces fameux jeux de hasard à la limite du jeu d’argent qui étaient quand même bien populaires malgré leur exploitation marginale : ceux là, il a voulu les assommer avec un taxe de 5000 francs. Mais ça a créé l’effet inverse : en taxant cette activité, qui était plus ou moins tolérée mais à la base quand même interdite, il l’autorisait. Et du jour au lendemain, c’est devenu quasiment légal. Et nous (Jeutel), on a vu ça, on a arrêté toutes nos fabrications de bornes de jeux vidéo – enfin on en fabriquait de moins en moins – pour fabriquer ces jeux de poker, de bandits manchots, de hasard, d’argent. Jeutel en a fabriqué des milliers pour mettre dans les cafés. Et on a délaissé les jeux vidéo.

LYLE : Mais on ne gagnait pas directement d’argent ?

Pas toujours : on gagnait des points et avec les points on gagnait des lots. À l’époque c’était surtout des montres.

 

 

 

 

 

LYLE : Mais les jeux électro-mécaniques proposaient aussi des lots, dans les années 30-40.

 

Oui, dans ces années-là, jusqu’à l’interdiction, jusqu’à la prohibition (note de Seb : la législation n’est pas la même en France pour les commerces sédentaires comme les cafés, et les commerces nomades comme les fêtes foraines qui ont le droit de faire des jeux à lots… C’est un point qui désespère les acteurs français du jeu automatique…) Bref, après 4 ans, Fabius a vu qu’on avait amené là-dedans une clientèle qui n’était plus la clientèle traditionnelle. On avait amené des voyous, des vrais voyous, des gangsters… Moi j’ai vu, j’ai reçu des clients… qui sont morts maintenant ! (rires). Pffff, c’était difficile. Je me rappelle un jour, pour des machines à sous que j’avais vendues à Paris, le gars nous devait quelque chose comme 150 000 francs et ne nous avait pas payés. Bon, moi j’ai peur de rien ! Je débarque chez eux et j’exige d’être payé. Là les gars me disent : « Pas de problème, venez au bureau ». Quel bureau ? Là ils m’ont emmené, j’ai descendu des escaliers, dans des caves, je suis remonté, re-descendu… et je suis arrivé dans un tout petit bureau avec un mec louche et 2 chiens. Il m’a dit : « OK, on vous paiera dans un mois ». Et après une heure je suis ressorti, heureux… Sans mon argent, mais heureux d’être en vie ! (rires).
Enfin bref, les jeux d’argent nous ont amené une clientèle de voyous. Fabius s’en est rendu compte et du jour au lendemain, tous ces jeux ont été clairement interdits. Tous nos clients avaient 4 mois pour se mettre en conformité, et on ne pouvait plus en fabriquer. Mais 80% de notre activité était là dessus, avec 200 personnes qui travaillaient. Comment on allait faire ? Pendant les 4 mois, on ne savait pas trop. Alors je regardais ce que faisait Stambouli (Karateco) : s’il continuait, je continuais aussi un peu… Et puis lui, il regardait aussi ce que je faisais, il voyait que je continuais, alors il continuait aussi ! (rires). Et puis jusqu’au moment ou 6 mois après, ça a amené une catastrophe et il a fallu arrêter… immédiatement. J’ai eu 48 heures de garde à vue à cette époque, j’étais en photo dans un journal qui avait parlé de « l’époque des PDG-délinquants à col blanc », j’étais dans France Soir en 2ème page… avec Bernard Tapie ! (rires).

LYLE : Mais donc c’était plus intéressant de faire ces jeux d’argent ?

Moi je collais au marché, je faisais ce que les gens s’arrachaient. Il fallait toujours s’adapter. C’est comme quand on faisait les flippers : on s’est lancés tête baissée là-dedans, et puis il y a eu le moment où le dollar est tombé très bas face au franc français, et là on ne se faisait plus de marge sur les flippers (note de Seb : à cause du faible dollar, les importateurs des modèles américains, certainement plus populaires, pouvaient vendre à un prix aussi compétitif que celui de Jeutel). Et puis les jeux de boxe sont arrivés, et puis les jukebox à CD… Le CD a remplacé le vinyle en 6 mois de temps, il fallait toujours s’adapter. Le Jukebox CD Jeutel avait drôlement relancé notre activité. On l’avait sorti tellement vite… On avait fait une électronique parfaite, qui marche encore, mais en esthétique, on n’a pas été très bons ! On a fait une caisse en vitesse… mais on en a vendu quand même 7 000 – 8 000 en six mois de temps !

LYLE : L’arcade était donc seulement une partie de ce que faisait Jeutel.

Oui, si l’arcade avait continué, j’aurais fait seulement de l’arcade ! Mais je me suis lancé dans une succession de produits au moment où l’arcade a ralenti. En même temps, on a contribué au ralentissement des jeux vidéo en les délaissant et en se lançant dans les jeux d’argent.

LYLE : Nous, joueurs, on ne le percevait pas. À la fin des années 80, début des années 90, on pensait être dans l’âge d’or de l’arcade. Mais je me souviens avoir lu dans un Tilt en 1990 un rapport disant « ambiance morose » à un salon sur l’arcade.

Oui, ça s’était très ralenti. Et puis il faut voir aussi la disparition des cafés en France. Quand j’ai commencé il y en avait 200 000, maintenant il y en a 30 000.

LYLE : Et donc ensuite, vous avez fermé vos agences, vos usines, et vous êtes venu au Luxembourg.

J’ai attendu que tous mes employés soient placés dans d’autres entreprises pour fermer définitivement. Je n’ai fait aucun licenciement. Ils ont tous été recyclés. Bon, c’était pas dur : l’usine de circuits imprimés par exemple, je l’ai revendue à Schneider, et ils ont embauché tout le monde. L’usine de Corbeil, qui ne faisait que de l’assemblage, je l’ai vendue à un sous-traitant, qui a pris aussi tout le monde. J’ai fait des gros coups comme ça. Je n’aurais pas pu virer des gens qui étaient disponibles 7 jours sur 7, ça m’a couté beaucoup d’argent quand j’ai dû fermer, j’ai continué à payer des salaires… Mais dans l’ensemble je m’en suis bien sorti.

Jeutel maintenant (EURO-FINATEL)

J’ai participé à l’ouverture de toutes les salles de loisir, j’ai aussi participé à toutes leurs fermetures. Mais je suis toujours très occupé avec mon activité. Je vends toujours des jeux. Évidemment ce n’est plus comme avant. Il ne reste maintenant que quatre sociétés qui délivrent des jeux électro-mécaniques sur le marché français, et nous sommes d’ailleurs quatre sociétés qui étaient là dès le départ.
Maintenant les jeux vidéo (les bornes d’arcade) c’est dépassé. Et on ne veut plus que les jeunes aillent dans les cafés… C’est peut-être pas plus mal ? Internet est là et a pris beaucoup de place, c’est bien, c’est l’avenir.
Je vais encore à des salons de professionnels tous les ans, présenter des produits. Je suis toujours très connu dans le métier. En fait tout le monde me connaît, mais moi je ne les connais pas ! (rires). Je passe 80% du temps à serrer la main à des gens que je ne connais pas ! Mais je ne peux pas le leur dire ! Ils me disent : « Tu te rappelles de mon père ? », je leur réponds : « Oui, je me rappelle de ton père», mais je sais plus qui c’est, et ça dure 2 jours comme ça ! Mais ça fait plaisir !

SEB : Est-ce que vous fabriquez encore des machines ou vous distribuez seulement ?

On distribue surtout. Y’a encore juste un billard que je fais fabriquer.

 

 

 

EB : Mais les bornes internet qu’on a vu en entrant dans vos locaux ?

 

Ah oui, en effet. Les bornes internet sont nées il y a 2-3 ans. J’ai commencé à en implanter au Luxembourg et en France. C’est un nouveau produit pour nous. C’est des bornes pour surfer sur internet, mais il y a internet partout, ça n’intéresse personne, mais on peut aussi consulter la météo, passer des petits annonces locales, et surtout, il y a un jeu gratuit sans obligation d’achat, pour gagner des chèques cadeaux, et ça, ça intéresse tout le monde. On met ça dans les cafés, avec plein de jeux tactiles aussi.

LYLE : Et donc votre activité, c’est ce qu’on voit sur votre site ?

Ahhh, mon site. Vous avez vu ? On peut difficilement faire un site plus moche ! C’est voulu, parce que je ne suis pas censé faire de concurrence à mes clients. Moi je ne veux pas traiter avec le café : je traite avec l’exploitant qui me prend 100, 200, ou 300 jeux, c’est mon client fidèle, qui renouvelle régulièrement les machines. C’est lui ensuite qui vend aux cafés, moi je ne veux pas lui prendre ses clients. Bref, il faut pas que les cafés passent en direct avec moi. Je vais même jusqu’à mettre des conneries sur mon site ! (rires). Vous avez vu la pub pour le billard ? En promotion il est plus cher que le prix normal !! (rires). Vous ne pensez pas que je ne l’ai pas vu quand même ? Et puis quand je marque « Mise à jour le 30 Septembre 2008″… c’est fait exprès ! Alors pour certains je passe pour un con, mais je ne veux pas que les cafés viennent m’acheter.

SEB : Et donc qu’est-ce que vous vendez le plus maintenant, comme type de machine ?

La tendance est plus sur les enfants. On fait tout pour les enfants, c’est 50% de ce qu’on fait. Les distributeurs de petits jouets, les boules avec les confiseries dedans… La clientèle traditionnelle n’existe presque plus, les cafés il y en a de moins en moins… Mais il y a un truc qu’on a loupé, que mes clients m’ont fait louper dans les années 80 : le début des machines à café, des distributeurs automatiques. J’essayais de dire à mes clients : « Les jeux vont moins vite, mettez vous là dedans ». La machine à café dans l’entreprise, c’est facile à entretenir, y’a juste à remettre le café… Mais mes clients n’étaient pas faits pour ça. Mes clients allaient dans les cafés pour boire un café, parler avec le patron… ils n’allaient pas dans les entreprises ni les supermarchés. Les distributeurs automatiques ne faisaient pas partie de leur monde.

LYLE : C’est un peu rageant quand on voit le marché que c’est aujourd’hui.

Oui c’est dommage. J’ai fait un peu de tout, mais pas ça.

LYLE : Qu’est-ce qui reste des billards, des flippers ?

Pour vous donner une idée, les flippers il en sort 4 modèles par an, avec 40 flippers par modèle, et on en vend plus de la moitié. Mais ça ne fait pas lourd pour toute la France.

SEB : Est-ce qu’il existe encore maintenant des machines qui sortent avec un logo Jeutel ? Ou bien la marque Jeutel a complètement disparu ?

Du Jeutel, j’en colle partout où je peux en coller depuis un ou deux ans, mais j’ai été beaucoup d’années sans utiliser la marque. Je remets le logo Jeutel sur mes mailings par exemple. Parce qu’il y a encore la mémoire, la réputation de Jeutel.

SEB : Mais sur les machines ? Je peux voir quelque part un distributeur de boules avec des jouets, avec Jeutel marqué dessus ?

Oui, ça commence, ça revient. Je le fais sur certaines séries. Par exemple un distributeur de jouets avec un Bambi dessus. Jeutel c’est un nom bien, c’est agréable.

LYLE : Vous avez toujours vos agences en France ?

Non, et maintenant je suis au Luxembourg. Je m’y suis installé dès les années 90. J’y ai 9 agences, mais ce sont des agences immobilières Laforet ! D’ailleurs le mois prochain il y aura un article dans « Le Point » à propos de moi, mais pour l’activité immobilière.

LYLE : Et vous employez encore beaucoup de personnes ?

Non, ici à Euro-Finatel on est 10. Et dans les agences immobilières, on emploie une trentaine de personnes.

10. M. TEL et le jeu vidéo

LYLE : Et le jeu vidéo au début, vous étiez intéressé ? Vous sentiez que ça allait marcher ?

C’était là et je me suis jeté dedans. Ça aurait pu être autre chose. Je n’ai pas de mérite d’avoir développé le jeu vidéo, j’ai vu qu’il y avait de la demande et voilà. On a collé au marché, on a suivi les commandes…

SEB : Vous avez été joueur ? De jeux vidéo, de flippers, de billards ?

Pas le temps ! Je fabriquais tout le temps. Même les flippers que j’ai réalisés, je n’ai pas joué dessus ! Le marketing ça me plaît, l’industrie ça me plaît, le challenge ça me plaît… Jouer c’est moins… Enfin bon, j’ai joué à Space Invaders, à Pacman, Miss Pacman… mais je n’ai jamais été un joueur !
Je n’avais plus le temps de jouer.

11. Conclusion

Il est 20H30. L’interview qui ne devait prendre à priori qu’une petite heure a duré plus de deux heures trente – et encore, nous nous sommes fait violence pour partir et laisser M. TEL rentrer chez lui… Personnellement j’aurais pu continuer à l’écouter parler pendant des heures.

Avant de partir, M. TEL nous convie à le suivre dans le grand hangar du rez-de-chaussée, où se trouvent des objets hétéroclites liés pour la plupart à son activité actuelle. Mais voilà qu’il se dirige vers un côté du bâtiment où se trouvent de vieux jeux d’arcade, et surtout un flipper Apocalypse (un de flippers créés par JEUTEL, dont avait parlé M. TEL quelques instants plus tôt)… De vieux souvenirs de cette époque désormais révolue. Je prends quelques photos.

 

 

 

Enfin, M. TEL nous raccompagne. Il nous serre la main avec un sourire, nous lui renouvelons notre plaisir d’avoir pu le rencontrer et l’écouter. Sebinjapan, Lyle et moi nous retrouvons dehors, il fait nuit, il fait froid. Nos impressions sont unanimes : c’était fantastique ! Nous discutons quelques minutes en grelottant, pendant lesquelles M. TEL s’en va et nous fait un signe de la main depuis sa voiture. Puis c’est le retour, chacun rentre chez lui, heureux et honoré d’avoir été convié à cette soirée, d’avoir eu le privilège d’entendre l’histoire de JEUTEL de la bouche même de son fondateur.