POLYBIUS

Polybius, la légende de la borne d’arcade qui rend fou

 

 

 

 

 

 

 

L’étrange histoire du jeu vidéo réputé le plus dangereux du monde, censé avoir été inventé par la CIA pour contrôler les esprits des joueurs… et qui n’a sans doute jamais existé.

 

 

 

1981. Trois ans après le carton de Space Invaders, la folie des jeux vidéo d’arcade atteint son acmé aux Etats-Unis. On trouve des bornes dans les restaurants, les centres commerciaux, les cinémas, les stations-service. Des milliers de salles spécialisées ouvrent aux quatre coins du pays. Elles attirent des foules de passionnés et quelques malfrats ; dans le halo des écrans, on deale et on parie illégalement. Parents et autorités sont au courant. Des manifestations sont organisées, les arcades sont accusées de pousser la jeunesse au crime. Les effets des jeux vidéo inquiètent, eux aussi : quelques spécialistes pensent qu’ils rendent dépendant et agressif. Les gamers montrent qu’ils s’en moquent en glissant 8 milliards de dollars dans les machines.

1998. La mode des salles d’arcade est passée, balayée par l’arrivée des consoles de salon. Les nostalgiques se sont réfugiés dans des sites spécialisés. L’un d’entre eux, Coin-Op Museum, s’est donné pour mission de répertorier tous les jeux d’arcade du monde. Sa page d’accueil proclame : « Les designers et les développeurs évoqueront leurs créations, les joueurs et les collectionneurs parleront de leurs titres préférés, les journalistes spécialisés couvriront les dernières avancées en matière de flippers et de jeux vidéo. » Le site abrite une « base de connaissances » entretenue par ses administrateurs et une petite dizaine de bénévoles. Le 8 août, l’un d’entre eux ajoute une fiche à la base de données. Elle concerne un jeu d’arcade appelé Polybius.

A en croire l’anonyme qui a rédigé la nouvelle entrée, Polybius est apparu en 1981 « dans une ou deux salles d’arcades perdues de Portland », dans l’Oregon. Là, il aurait causé des problèmes étranges : ceux qui osaient lancer une partie devenaient profondément amnésiques et faisaient d’horribles cauchemars. « Les rumeurs disent que ce jeu a été créé par une ramification bizarre d’un groupe militaire et qu’il utilisait un genre d’algorithme de modification du comportement développé pour la CIA ou un truc du genre », explique la fiche. Elle continue : « D’après le gérant d’une salle d’arcade qui a eu l’un de ces jeux, des types en manteau noir venaient récupérer des « enregistrements » dans les machines. Ils ne s’intéressaient pas aux pièces ou à quoi que ce soit d’autre, ils récupéraient juste des informations à propos de la manière dont le jeu était utilisé. »

La fiche affirme que tous les exemplaires de Polybius se sont volatilisés un mois après leur arrivée. L’auteur prétend qu’il est tout de même parvenu à mettre la main sur une ROM, une copie du jeu extraite de la borne. En la disséquant, il aurait découvert le nom de son développeur, Sinneslöschen. Ce mot bricolé depuis l’allemand peut être traduit par « privation sensorielle ». Les amateurs de médecines alternatives et d’expériences psychologiques connaissent bien ce terme qui désigne le blocage délibéré des sens. La CIA a beaucoup utilisé cette technique pour faire parler ses suspects ; bien qu’elle puisse être relaxante à petite dose, elle entraîne hallucinations, angoisse et dépression lorsqu’elle est maintenue trop longtemps.

Polybius a commencé à attirer l’attention du public en février 2000, quand un certain Zube a diffusé la fiche du Coin-Op Museum sur un forum Usenet. « Je suis assez sceptique quant aux affirmations de cette page, explique-t-il avant de partager le lien. Elles sont tout de même intéressantes à lire. » Pour Brian Dunning, le créateur du podcast Skeptoid, ce message a permis à l’histoire de la borne bricolée par la CIA de se répandre à toute vitesse sur le réseau. Au mois d’avril 2001, un utilisateur d’Usenet, Al Kossow, a accusé l’expert en canulars et gourou numérique Cyberyogi de l’avoir inventée de toutes pièces. Il semble que celui ci n’ait jamais avoué. A force de débats sur son authenticité, Polybius a fini sur les forums du site de lutte contre le hoax Snopes en 2003. Verdict des intervenants : fake, bien sûr.

 

 

Une fausse borne d’arcade Polybius, aux Etats-Unis. Image : Arcade Outsiders/Flickr.

 

 

 

Malgré les doutes de certains internautes, la rumeur a continué à circuler. Montée de toutes pièces, authentique ? Le débat commençait à s’essouffler quand un certain Steven Roach est apparu sur Coin-Op Museum au début de l’année 2006. Dans les commentaires de l’entrée consacrée à Polybius mais aussi sur le forum Retro Gamers, il affirme avoir monté Sinneslöschen en 1978 aux côtés de quelques « développeurs amateurs ». Il raconte : « Nous avons été approchés aux alentours de 1980 par une société sud-américaine qui ne sera pas nommée pour des raisons légales afin de créer un nouveau jeu d’arcade qui intègrerait des éléments de puzzle (…). Nous l’avons développé dans deux bornes. » Ce jeu, c’était Polybius. Malheureusement, poursuit-il, les choses ont mal tourné : six jours après leur installation, l’une des machines a déclenché une crise d’épilepsie chez un garçon de 13 ans. Effrayée, la mystérieuse société sud-américaine les a toutes rappelées. Fin.

Les passionnés de l’affaire Polybius se sont vite méfiés de ce nouveau témoin. Dans ses commentaires, le soi-disant fondateur de Sinneslöschen écorche le nom de son studio à deux reprises. Dans une interview accordée au magazine de jeux vidéo en ligne Gamepulse au mois d’avril 2006, il enchaîne les inconsistances sur l’histoire du projet. En septembre 2007, un modérateur des forums Retro Gamers a révélé que l’auteur du fameux commentaire avait alimenté le fil de discussion à l’aide d’une batterie de faux comptes. Ultime soufflet au mois de mai 2009, quand les responsables du Coin-Op Museum ont édité la fiche de Polybius pour indiquer : « Steven Roach se la joue et ne sait rien du jeu. Nous le savons de source sûre ».

Pour un sceptique, c’est évident, Polybius est une légende. Le seul document qui atteste de son existence est une entrée non signée sur un site pour puristes de l’arcade désormais inaccessible. La ROM évoquée par son auteur, si elle existe, n’est jamais parvenue jusqu’au grand public. Pas de trace non plus du studio de développement Sinneslöschen. Reste Steven Roach, le commentateur qui créé des faux comptes pour s’assurer que son histoire attire l’attention. Il n’y a aucune preuve sérieuse de l’existence de Polybius. Dès lors, pourquoi la rumeur s’accroche-t-elle avec une telle force ? À tel point, d’ailleurs, que même les Simpson y ont fait un clin d’oeil :

 

 

 

Les grandes lignes du mythe de Polybius résonnent avec des événements réels. Dans un article publié par Eurogamer, le journaliste Jeffrey Matulef affirme que plusieurs accidents ont eu lieu dans des salles d’arcade de Portland en 1981. En l’espace d’une semaine, trois joueurs ont été frappés. Le premier, Michael Lopez, a souffert de la première migraine de sa vie après une partie de Tempest. Le deuxième, Brian Mauro, 12 ans, a perdu connaissance alors qu’il entamait sa vingt-huitième heure de jeu sur Asteroids. Il essayait de battre un record du monde. Le troisième s’appelait Jeff Dailey ; à 18 ans, il est mort d’une crise cardiaque en tentant, lui aussi, de décrocher un record vidéoludique. Ces événements ont probablement fait travailler l’imagination des gamers du coin.

L’histoire du jeu qui rend fou est inspirée par des faits réels, celle des hommes en noir aussi. Todd Luoto est producteur et metteur en scène. En 2015, il a essayé de faire crowdfunder un documentaire sur Polybius, sans succès. Dans Eurogamer, il rappelle : « Contrairement à ce que les gens pensent, les salles d’arcade des années 80 n’étaient pas des havres de paix. Il se passait beaucoup de choses en rapport avec la drogue. Les jeux d’argent étaient très présents aussi. Des types du FBI sont venus à Portland pour installer des caméras et organiser des filatures en relevant les initiales laissées avec les high scores ». Les habitués des salles n’ont pas manqué de remarquer les allées et venues des agents fédéraux. Ajoutées aux coups de filets policiers, très courants dans la ville à cette époque, elles ont sans doute aidé la légende de Polybius à naître.

L’autre fond de vérité qui rend le mythe Polybius si coriace, c’est le goût de la CIA pour les expériences brutales et les sujets non-consentants. Entre les années 50 et 70, l’agence de renseignement a beaucoup investi dans MKUltra, un projet qui visait à découvrir comment contrôler l’esprit humain. Administration de doses variables de LSD, hypnose, privation sensorielle… De nombreuses méthodes ont été explorées, souvent sans souci d’éthique. Au cours du sous-projet Midnight Climax, des agents de la CIA ont ouvert de fausses maisons closes pour attirer des individus qui étaient ensuite drogués malgré eux. Des caméras dissimulées derrière des miroirs sans tain filmaient leurs réactions. Après ça, le coup de la borne d’arcade bricolée pour prendre le contrôle du cerveau des joueurs ne semble pas complètement loufoque.

 

 

Même l’histoire de Steven Roach apparaît liée à des faits réels. En 1996, un Mexicain portant ce nom a été arrêté lorsque les autorités ont découvert que les pensionnaires de son « centre de modification du caractère », des adolescentes difficiles, étaient régulièrement torturées. L’homme est tout de même parvenu à s’échapper en République tchèque, où il a ouvert un nouvel établissement avec l’aide de sa femme. Deux ans plus tard, les époux ont été mis sous les verrous et accusés de violation des droits de l’homme. Ils punissaient les élèves à l’aide de techniques de torture psychologique : menaces à l’aide d’un chien de garde, isolement prolongé… Le couple a quitté le pays avant son procès, peut-être pour les Bahamas. Ce qui est intrigant, c’est que le Steven Roach qui s’est exprimé en 2006 sur Coin-Op et Retro Gamers affirme être installé en République tchèque.

Le Steven Roach qui a échappé aux juges mexicains et tchèques après avoir lavé le cerveau de dizaines d’enfants est-il vraiment l’auteur des commentaires qui ont revigoré l’affaire Polybius ? A-t-il réellement créé le jeu à la demande d’une société sud-américaine ? Même si l’hypothèse du canular bien préparé semble plus solide, le doute demeure. C’est ce flottement qui captive les amateurs de jeux vidéo à l’ancienne et d’histoires bizarres. Depuis le milieu des années 2000, les nerds rivalisent de créativité pour faire croire qu’ils ont retrouvé le jeu qui rend fou. Une fausse vidéo de gameplay a été mise en ligne sur YouTube et quelqu’un a créé un site officiel pour le studio Sinneslöschen. De temps à autre, un petit malin fait sensation en maquillant une borne d’arcade. Espérons que Polybius ne sera jamais découvert : le mythe et tous les efforts qu’il suscite sont bien plus intéressants.

 

Article paru sur VICE.